Le pouvoir royal sous les Capétiens – entre tradition, stratégie et sacralité
- Ivy Cousin
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Dernière mise à jour : il y a 5 heures

Sommaire de l’article
Présentation audio
Une introduction vivante pour contextualiser la lecture
Format : transcription de la présentation audio ou capsule vocale intégrée
« Le pouvoir royal sous les Capétiens : entre tradition, stratégie et sacralité »
Légendes, explications, sources et annotations critiques des visuels
Images intégrées chapitre par chapitre
Cartes, enluminures, manuscrits et fresques
Références croisées avec Gallica, RMN, British Library, etc.
Annexes documentaires
Sources universitaires, articles et monographies utilisés
Définitions des termes politiques, juridiques et symboliques rencontrés dans l’article
Événements marquants du pouvoir capétien, de 987 à 1328
Portraits synthétiques des figures clés évoquées dans l’article (monarques, baillis, clercs, conseillers)
Données chiffrées sur le domaine royal, le personnel administratif, la répartition du pouvoir, etc.

Résumé
À partir de 987, l’avènement d’Hugues Capet marque une rupture discrète mais décisive dans l’histoire de la royauté française. Issus d’une élection prudente par les grands du royaume, les premiers Capétiens n’ont d’autre force que celle de leur réseau d’alliances et d’une tradition à peine restaurée. Pourtant, en quelques générations, la dynastie va poser les fondations d’un pouvoir monarchique durable, conjuguant continuité dynastique, autorité sacrée et stratégies politiques de long terme.
La première étape consiste à assurer l’hérédité de la couronne, en associant systématiquement le fils du roi au trône de son vivant. Cette habitude, bien qu’informelle, permet d’enraciner une légitimité dynastique sans rupture. En parallèle, les rois capétiens veillent à maintenir leur image de souverains justes et pieux, renforçant leur autorité à travers le rite du sacre – cérémonie liturgique conférant au roi une aura sacrée, selon un modèle hérité de l’Ancien Testament.
Mais cette sacralité ne suffit pas à gouverner un royaume morcelé. Pour étendre leur autorité réelle, les rois capétiens mettent en place un pouvoir administratif embryonnaire, notamment à travers l’essor du domaine royal, qui s’élargit progressivement par mariages, héritages et conquêtes. Le roi s’entoure de baillis, sénéchaux et prévôts, figures clefs d’une monarchie en voie de centralisation. On observe également l’essor d’une écriture administrative : plus de 600 lettres royales conservées sous le règne de Philippe Auguste témoignent de cette évolution bureaucratique.
Sur le plan idéologique, les Capétiens développent une image de roi gardien de la justice et garant de l’unité chrétienne du royaume. Cette vision se construit aussi par opposition : face à l’Église, avec laquelle le roi doit composer, et face aux féodaux, qu’il tente de contenir. À travers des conflits, des arbitrages, mais aussi des mises en scène de son autorité (justice royale, entrées solennelles), le roi façonne sa place comme figure tutélaire au-dessus des seigneurs.
Le règne de Louis IX (Saint Louis) cristallise cette vision d’un roi sacré, juste et centralisateur. Par son exemplarité chrétienne, sa réforme de la justice et son autorité morale, il incarne le sommet du modèle capétien. Pourtant, dès la fin du XIIIe siècle, la couronne doit affronter de nouveaux défis : crises dynastiques, tensions avec la papauté, conflits militaires.
L’extinction de la lignée directe en 1328, avec la mort de Charles IV, clôt cette première phase de la royauté capétienne. Elle ouvre la voie aux Valois, issus d’une branche cadette, mais contraints de légitimer à nouveau leur pouvoir dans un contexte bouleversé par la Guerre de Cent Ans.
Pour une première approche synthétique de la dynastie, découvrez aussi l’article court : Les Capétiens pour débutants.

Cette miniature représente le couronnement de Charlemagne, entouré d’évêques officiant le sacre. Elle est extraite des Grandes Chroniques de France, un manuscrit emblématique du XIVe siècle. La scène traduit visuellement la continuité symbolique entre l’Empire carolingien et la monarchie capétienne, par l’usage des codes sacrés : onction, imposition de la couronne, gestuelle liturgique. Cette image souligne la filiation revendiquée par les Capétiens avec Charlemagne, modèle de roi chrétien et conquérant légitime.
Référence : BnF, ms. français 2813, fol. 4v
Article principal
Introduction
À la fin du Xe siècle, le sacre d’Hugues Capet inaugure une lignée royale qui, de 987 à 1328, va progressivement transformer une autorité féodale fragmentée en un pouvoir monarchique structuré, centralisé et sacralisé. Loin d’être une ascension linéaire, l’affermissement du pouvoir capétien s’est appuyé sur une série d’outils, de rites et de stratégies. Le roi ne règne pas seulement par la force, mais par la légitimation de son autorité, par le droit, par la foi et par l’image (un quadrillage d’instruments à la fois concrets et symboliques, où le religieux appuie le juridique, et où la tradition sacrée se déploie dans des pratiques politiques raisonnées). Il devient progressivement le centre d’un royaume perçu non plus comme un ensemble de fiefs, mais comme un corps politique unifié. Ce parcours se lit à travers les actes, les symboles, les discours et les résistances qui ont marqué la monarchie capétienne. L’approche retenue s’inscrit dans une historiographie renouvelée de la souveraineté médiévale, attentive aux mécanismes de légitimation du pouvoir dans le temps long. En rupture avec une lecture strictement événementielle, elle privilégie une lecture structurelle et symbolique, articulant les formes rituelles, les dispositifs juridiques et la production d’un imaginaire royal stable. Ce cadre analytique, hérité des travaux de médiévistes comme Jean-François Lemarignier ou Jacques Le Goff, permet d’interroger la monarchie capétienne comme une construction politique fondée autant sur l’évidence dynastique que sur la performativité des signes.En mobilisant les sources historiques anciennes et les lectures critiques contemporaines, cette étude se propose d’analyser le pouvoir royal sous les Capétiens selon trois axes majeurs : sa construction dynastique et sacrée, sa consolidation stratégique et institutionnelle, et son enracinement mémoriel et symbolique.
L’introduction a permis de situer l’enjeu général de la montée en puissance capétienne, entre héritage carolingien, symbolique religieuse et affirmation progressive d’une autorité souveraine. Avant d’analyser les instruments concrets de cette autorité, il convient de revenir à sa racine : la manière dont les Capétiens ont transformé une royauté élective en l’une des plus anciennes dynasties d’Europe. Comment expliquer la continuité dynastique sans rupture de 987 à 1328, dans un monde féodal traversé de conflits et de révoltes ? Par quels mécanismes politiques, juridiques et symboliques les Capétiens ont-ils consolidé leur légitimité ? Ce premier chapitre se penche sur la genèse de ce pouvoir, entre sacre, droit d’aînesse et stratégie d’héritage. Il s’agira d’évaluer la place du sacré dans la transmission du pouvoir royal, mais aussi de comprendre comment une monarchie sans pouvoir fort initial est parvenue à établir une autorité durable.
I. Aux origines du pouvoir capétien : hérédité, sacre et continuité dynastique
Héritage carolingien et sacralité capétienne
À la fin du Xe siècle, l’élection d’Hugues Capet à Noyon ne se résume pas à l’avènement d’un nouveau roi, mais à la fondation d’une dynastie appelée à imposer un mode de gouvernement durable, enraciné dans la tradition franque tout en inaugurant une nouvelle ère monarchique. Ce choix, soutenu par l’archevêque Adalbéron de Reims, ne s’imposa qu’au prix d’un équilibre complexe entre élection carolingienne et ambition héréditaire. La précarité du pouvoir capétien dans ses débuts n’était pas feinte : les premiers rois régnaient sur un domaine modeste, cerné d’une féodalité puissante, et leur légitimité devait encore être sans cesse négociée, tant auprès des grands vassaux que de l’Église.
La monarchie capétienne s’affirme d’abord par un geste essentiel : la transmission du trône de père en fils, garantie dès le vivant du souverain par une pratique d’association royale. Si cette transmission dynastique paraît aujourd’hui évidente, elle n’était nullement acquise au Xe siècle. Comme l’ont montré les travaux de Jean-François Lemarignier et de Dominique Barthélemy, l’hérédité royale est d’abord une construction idéologique progressive, soutenue par l’habileté politique des Capétiens. Elle se fonde moins sur un droit écrit que sur un ensemble de précédents ritualisés, de soutiens ecclésiastiques et de pratiques coutumières qui forgent une « tradition » postérieurement justifiée comme naturelle. Le lien entre sacralité et hérédité résulte donc d’une convergence d’intérêts entre la monarchie et une Église soucieuse de stabiliser l’ordre féodal par l’institution royale. Robert le Pieux fut ainsi sacré du vivant de son père Hugues Capet en 987, scellant une stratégie politique qui, bien qu’informelle, construisait progressivement l’image d’une monarchie héréditaire. Cette tradition d’association se poursuivit avec Henri Ier et Philippe Ier, donnant à la dynastie une assise de continuité qui distinguait les Capétiens de leurs prédécesseurs carolingiens, souvent marqués par les partages et les luttes successorales. Les actes royaux des premiers Capétiens témoignent de cette volonté d’ancrer l’autorité dans une lignée stable et de la relier aux valeurs chrétiennes, comme en attestent les formules de préambule associant la royauté à la volonté divine.
Le sacre royal, au-delà de sa dimension religieuse, joue ici un rôle structurant. Célébré à Reims, il inscrit la figure du roi dans une liturgie d’origine carolingienne, héritée elle-même du baptême de Clovis. Le cérémonial met en scène l’onction, les insignes, le serment et la communion, dans un ordre solennel qui associe le roi au Christ lui-même, devenu « roi oint du Seigneur ». L’usage de la Sainte Ampoule, conservée à l’abbaye de Saint-Remi, confère à ce rituel une dimension quasi miraculeuse. L’origine légendaire de cette ampoule (censée avoir été apportée par une colombe lors du baptême de Clovis) contribue à forger une continuité mystique entre la première royauté chrétienne et la dynastie capétienne. Bien que cette légende ait été formalisée tardivement, notamment par Hincmar de Reims, son usage rituel dès le XIIe siècle témoigne de la volonté d’asseoir la royauté sur un fondement surnaturel, indiscutable, et antérieur même à la dynastie elle-même. À la fin du XIe siècle, l’onction de Philippe Ier réaffirme ce lien, renforçant une vision sacrée du pouvoir en un temps où les réformes grégoriennes remettaient en question les formes anciennes d’exercice de l’autorité laïque. L’Église reconnaît dès lors le roi de France comme détenteur d’une fonction supérieure, gardien de l’ordre et protecteur de la foi.
La monarchie capétienne n’est pourtant pas toute-puissante : elle doit composer avec les résistances locales, les revendications féodales et les concurrences ecclésiastiques. Dans ce contexte, la transmission héréditaire du trône devient l’outil principal d’une stratégie de légitimation. Louis VI s’appuie sur des soutiens cléricaux et monastiques pour renforcer cette image, notamment à travers la figure de Suger, qui contribue à redéfinir le rôle du roi comme garant de la justice divine. L’autorité capétienne, encore fragmentaire dans sa portée géographique, se dote progressivement de relais territoriaux, notamment par la constitution d’un réseau de prévôtés, et d’un personnel de fidèles liés par serment et bienfaits.
La stabilité dynastique permet enfin l’émergence d’un récit historique valorisant la continuité. Les chroniques, comme les Gesta regum Francorum, puis les Grandes Chroniques de France, élaborées sous l’impulsion de l’abbaye de Saint-Denis, construisent une mémoire monarchique cohérente, mêlant figures historiques et justification théologique. En retraçant la lignée depuis les Mérovingiens et les Carolingiens, ces textes relient les Capétiens à un passé glorieux tout en soulignant leur caractère providentiel. Le roi devient le dépositaire d’une tradition sacrée, transmise de génération en génération selon un modèle pensé comme naturel, et non plus discuté.
Au sein de cette dynamique, les reines jouent un rôle souvent négligé mais fondamental. Par les alliances matrimoniales, elles assurent la consolidation des liens avec les grands lignages territoriaux. Par leur présence au couronnement et leur participation aux fondations religieuses, elles incarnent aussi une part du sacré. Blanche de Castille, mère de Louis IX, gouverne le royaume en régente avec une autorité reconnue et un sens aigu de la continuité dynastique. Sa régence, loin d’être une parenthèse, renforce le pouvoir royal en conjuguant fidélité aux traditions et adaptation aux circonstances. Par leur piété, leur patronage religieux et leur rôle dans l’éducation des héritiers, les reines capétiennes participent à l’enracinement symbolique de la monarchie dans la société chrétienne.
Ainsi, entre stratégie de succession, liturgie du sacre et élaboration d’un récit dynastique, la monarchie capétienne fonde son pouvoir sur une triple légitimation : politique, religieuse et mémorielle. La royauté ne repose pas seulement sur une autorité exercée, mais sur une autorité perçue, ancrée dans la foi, l’histoire et la transmission. Le roi devient plus qu’un seigneur parmi d’autres : il incarne une autorité supérieure, théologiquement validée, historiquement justifiée, dynastiquement assurée. Cette première construction, bien que fragile encore au tournant de l’an mil, forme le socle sur lequel les Capétiens bâtiront leur puissance effective. Cette première assise du pouvoir capétien repose donc sur une articulation fine entre faits dynastiques, narration historique et onction religieuse. La monarchie s’y forge non comme une évidence politique, mais comme une réalité construite, ritualisée, racontée et reçue. Ce socle ne suffit cependant pas : pour durer, le pouvoir doit se faire visible, légitime dans l’espace public, et intériorisé par les sujets. Reste à comprendre comment, dans les siècles suivants, cette autorité sacrée a été consolidée par des outils de gouvernement, des pratiques administratives et des choix politiques adaptés à un royaume toujours plus vaste et divers.
Une fois la légitimité dynastique établie, le pouvoir ne peut se maintenir sans être continuellement réaffirmé. Les Capétiens ne règnent pas seulement par le droit du sang : ils règnent par la mémoire, la liturgie et l’image. Dès lors, une question essentielle émerge : comment les rois capétiens mettent-ils en scène leur autorité pour convaincre, rallier et gouverner ? Ce deuxième chapitre explore les rituels et les représentations qui donnent chair à la souveraineté. Du sacre à Reims aux représentations monétaires, en passant par les cérémonies funèbres et les enlumineurs de manuscrits, chaque détail participe à construire une figure du roi à la fois visible, intangible et incontestable. L’analyse portera sur les modalités de cette mise en scène du pouvoir, et sur sa capacité à s’adresser à une société hiérarchisée mais mouvante.
II. Un pouvoir en construction : stratégies d’affirmation et centralisation
Extension du domaine royal et justice capétienne
L’autorité capétienne, fondée sur le double socle de la dynastie et du sacre, ne pouvait se contenter d’une légitimité symbolique. Dès le XIIe siècle, les souverains entreprennent de traduire cette légitimité en pouvoir effectif, étendu, incarné dans des structures visibles et durables. L’élargissement progressif du domaine royal, l’implantation d’un appareil administratif embryonnaire et la codification de l’autorité juridique constituent les piliers de cette transformation. Ce processus ne se limite pas à la conquête militaire : il implique une redéfinition du rôle même du roi dans l’ordre des choses.
Avec Philippe Auguste, un tournant s’opère. Son règne, long et décisif, amorce une mutation du pouvoir monarchique en une autorité organisée. Loin de gouverner depuis une tour d’ivoire, le roi agit, mène campagne, légifère, et administre. L’annexion de vastes territoires auparavant soumis aux Plantagenêt (Normandie, Anjou, Maine, Poitou) redessine la carte du royaume et accroît considérablement l’assise géographique de la couronne. Mais ces conquêtes, si elles assoient la puissance militaire du roi, ne suffisent pas à structurer l’État. C’est au cœur de l’appareil gouvernemental, par l’essor de la chancellerie, la tenue régulière de cours de justice et l’emploi croissant de l’écrit, que se dessine une monarchie nouvelle.
Les chroniques contemporaines, notamment celles de Rigord et Guillaume le Breton, présentent Philippe Auguste comme un roi ordonné par Dieu pour rétablir la paix et le droit dans un monde agité. Derrière cette image, se cache une action politique précise : renforcer les prérogatives royales sur les terres conquises, soumettre les seigneurs à l’autorité judiciaire de la couronne, et imposer la marque du roi dans chaque acte public. Ce tournant vers une monarchie gestionnaire a fait l’objet d’analyses approfondies, notamment par Roland Mousnier et Jean Favier, qui soulignent la lente émergence d’un pouvoir rationnel-administratif au sein de structures encore féodales. Pour ces historiens, la monarchie capétienne développe progressivement une logique d’uniformisation, fondée sur le contrôle de l’écrit, la production de normes et la circulation des agents royaux. Ces éléments dessinent un État en germe, dont la forme reste souple mais dont les effets politiques sont profonds. L’utilisation croissante du sceau royal, conservé à Paris dans le trésor des chartes, rend toute décision dépendante de l’authentification monarchique. L’écrit devient pouvoir : il prouve, il ordonne, il transmet l’autorité du roi jusque dans les provinces éloignées.
Ce mouvement se poursuit avec force sous le règne de Louis IX, dont l’image de roi justicier a traversé les siècles. Si l’anecdote du chêne de Vincennes n’a pas la valeur d’un témoignage direct, elle condense cependant une réalité politique bien établie : celle d’un roi pour lequel rendre justice n’est pas un attribut secondaire, mais un acte souverain. La monarchie, en s’appropriant le rôle d’arbitre suprême, marginalise les justices seigneuriales, autrefois garantes des litiges locaux. L’appel au roi devient un recours ordinaire, et les agents royaux sont investis de la mission de faire remonter vers le centre les affaires du royaume. Dans ce cadre, la construction d’un royaume unifié passe par une logique judiciaire : c’est en jugeant que le roi gouverne.
Cette « montée en juridiction » constitue une véritable révolution silencieuse. La justice devient non seulement un instrument de contrôle territorial, mais aussi un vecteur d’unification morale. Par l’intervention royale, les coutumes locales sont confrontées à une norme supérieure, dictée depuis la cour. Les baillis au nord et les sénéchaux au sud, agents du roi chargés de rendre justice et d’assurer la perception des revenus, incarnent cette volonté de présence régulière de la couronne. Leur nomination, leur itinérance, leurs rapports réguliers avec le centre gouvernemental assurent une forme d’homogénéité dans la mise en œuvre du pouvoir.
Ces officiers ne sont pas de simples exécutants : ils deviennent les relais d’une pensée politique centralisée. Leurs enquêtes, leurs missions de contrôle, leur participation à la rédaction des ordonnances renforcent la cohérence d’un royaume qui, sans être encore un État, tend vers une organisation systématique du pouvoir. Ces ordonnances constituent des textes normatifs qui, à partir du XIIIe siècle, visent à réglementer aussi bien la justice que la fiscalité, les poids et mesures, les marchés ou la paix publique. Elles traduisent une volonté d’uniformisation qui repose sur l’idée que la parole royale peut créer du droit applicable au-delà de ses terres propres. Ce mouvement ouvre la voie à une législation capétienne, encore partielle mais structurante. Loin d’un modèle bureaucratique au sens moderne, cette structuration repose cependant sur des principes désormais clairs : le roi est unique, son autorité s’impose à tous, et l’écrit, scellé et daté, devient le garant de sa volonté.
Ce mouvement vers la centralisation ne se fait pas sans heurts. Il rencontre les résistances des seigneurs jaloux de leurs privilèges, des juridictions ecclésiastiques parfois concurrentes, et même de certains parlements naissants. Mais les Capétiens tirent leur force de leur prudence. Plutôt que de heurter frontalement les puissances établies, ils les intègrent, les contournent, ou les déstabilisent par le droit. La supériorité du roi s’exerce moins dans l’éclat que dans la permanence : c’est parce que le roi rend la justice partout, impose sa monnaie, appose son sceau, qu’il devient peu à peu l’axe autour duquel tout s’ordonne.
Enfin, le roi se rend visible. Les itinérances royales, les séjours dans les villes nouvellement acquises, les visites dans les abbayes ou les marchés, ne sont pas de simples déplacements. Ils participent d’une mise en scène du pouvoir, d’une occupation physique du territoire, qui traduit l’idée d’une monarchie présente et active. L’image royale, jusque dans les enluminures et les monnaies, s’accompagne d’une représentation nouvelle de l’autorité : le roi n’est plus seulement sacré, il est désormais perçu comme justicier, administrateur, pacificateur. À travers cette triple fonction, se forge une figure souveraine qui, bien que toujours contrainte par les réalités féodales, s’impose comme l’unique garant de l’unité du royaume.
La monarchie capétienne, au sortir du XIIIe siècle, n’est pas encore un État au sens administratif moderne, mais elle en possède déjà l’ossature. Par la conquête, par le droit, par l’écrit, par la justice et par ses agents, le pouvoir royal s’est tissé en réseau. Cette construction patiente annonce les mutations du siècle suivant, où la monarchie devra faire face à de nouvelles crises, mais disposera désormais d’instruments institutionnels pour y répondre. Le roi ne règne plus par simple hérédité ni par onction : il gouverne, organise, et incarne l’ordre du royaume.
L’enjeu n’est donc plus seulement de gouverner par droit héréditaire ou par grâce divine, mais de faire exister une autorité souveraine dans le quotidien des sujets, jusque dans les campagnes éloignées ou les marchés urbains. Ce pouvoir, désormais incarné dans des figures, des normes et des pratiques, devient de plus en plus effectif. Mais il lui reste à affronter un défi fondamental : celui du contrôle territorial. Car un pouvoir centralisé n’existe vraiment que s’il s’impose à toutes les périphéries. C’est cette dialectique entre centre et marges, entre roi et seigneurs, que nous allons explorer à présent.
La royauté capétienne n’est pas seulement un pouvoir qui se représente : c’est aussi un pouvoir qui s’étend. Une fois la légitimité dynastique et la symbolique royale bien installées, se pose la question du territoire : comment gouverner un royaume morcelé par les droits seigneuriaux, les privilèges ecclésiastiques et les fidélités croisées ? Le passage du pouvoir sacré à un pouvoir centralisé ne va pas de soi. Ce troisième chapitre examine les leviers stratégiques par lesquels les rois capétiens cherchent à unifier le royaume, en renforçant leur emprise sur les terres, les justices locales et les institutions intermédiaires. L’enjeu est double : il s’agit d’imposer une autorité unique, tout en préservant un équilibre avec les pouvoirs traditionnels. Cette tension entre unité politique et diversité féodale structure profondément l’évolution monarchique du XIIe au début du XIVe siècle.
III. Sacralité renouvelée, symboles et mémoires dynastiques
Symbole, idéologie et sacralité du roi
L’autorité capétienne ne s’impose pas uniquement par les conquêtes ou l’organisation administrative. Elle s’incarne aussi, de manière profonde et durable, dans un langage symbolique riche, codifié, et mis en scène à travers l’iconographie, les rituels et les lieux de mémoire. Loin d’être décoratifs ou accessoires, ces signes sont les vecteurs d’une sacralité renouvelée. Ils assurent au roi non seulement la reconnaissance de sa personne, mais l’ancrage de sa dynastie dans une histoire transcendante. Les travaux récents sur la mémoire politique, notamment ceux de Michel Pastoureau, Jacques Le Goff ou Claude Gauvard, ont mis en lumière la fonction de ces signes dans l’élaboration d’un récit monarchique cohérent. La mémoire dynastique, loin d’être passive, est construite, activée, mise en scène pour légitimer l’autorité. Elle devient, selon la formule de Pierre Nora, un « lieu de mémoire » qui dépasse l’histoire pour entrer dans la sphère du symbolique.
À la fin du XIIIe siècle, l’abbaye de Saint-Denis devient le centre névralgique de cette entreprise de construction mémorielle. Les Grandes Chroniques de France, élaborées dans ce sanctuaire royal, mêlent habilement histoire biblique, chronique carolingienne et célébration des Capétiens. Le récit y est orienté, travaillé, mis au service d’une idée : celle d’une monarchie française voulue par Dieu, inscrite dans une continuité providentielle depuis Clovis. Dans cette perspective, le roi n’est plus un simple héritier : il est le dépositaire d’une mémoire sacrée, transmise et entretenue par des médiateurs scripturaires et liturgiques. Le manuscrit devient monument, et la chronique une forme de sacre par l’écrit.
Cette volonté de fixation mémorielle se retrouve dans les objets du pouvoir. La couronne, le sceptre, la main de justice, l’épée de Charlemagne ne sont pas de simples regalia. Ils constituent des reliques du pouvoir, exposées lors des sacres et conservées avec solennité. Chacun d’eux véhicule une mémoire spécifique, et s’inscrit dans un récit historique cohérent : la continuité dynastique, la mission pacificatrice, le lien entre passé carolingien et présent capétien. Ces objets sont souvent mentionnés dans les ordines liturgiques et les comptes rendus de cérémonies, qui détaillent leur emploi avec une minutie rituelle. Leur agencement lors du sacre ne relève pas du hasard : la main de justice évoque Salomon, l’épée signe le lien à Charlemagne, la couronne consacre l’élection divine. Ces objets, par leur matérialité, racontent une théologie du pouvoir : un roi à la fois héritier, serviteur et juge. Leur manipulation, leur position dans l’espace, leur visibilité sont pensés pour imprimer dans les esprits la majesté du roi.
Le pouvoir monarchique prend aussi corps dans la couleur, dans l’image, dans l’apparat. Le bleu, devenu couleur royale à partir du règne de Philippe Auguste, n’était pas un choix esthétique mais un message politique. Couleur rare et coûteuse à produire, associée à la pureté et à la Vierge, elle signalait un pouvoir sacré, protecteur et supérieur. Progressivement, le champ d’azur semé de lys s’impose comme une signature visuelle immédiatement lisible par tous. L’adoption progressive du bleu semé de fleurs de lys comme emblème officiel marque une étape décisive dans l’affirmation visuelle de l’identité royale. Cette couleur, associée à la Vierge Marie, confère au roi une aura de piété et de protection divine. Les armoiries, les bannières, les tentures, les miniatures en sont les supports. À travers elles, la figure royale se répand dans tout le royaume, visible sur les vitraux, les chartes, les pièces de monnaie. Cette omniprésence graphique participe d’une conquête des regards : le roi s’imprime dans la matière, dans la pierre, dans l’enluminure, autant que dans les lois.
Mais cette entreprise de légitimation visuelle n’est pas exclusivement masculine. Les reines capétiennes, quoique plus discrètes dans les sources, jouent un rôle déterminant dans l’édification de cette mémoire dynastique. Les alliances matrimoniales qu’elles scellent assurent la paix ou renforcent l’autorité. Leur piété, leur mécénat, leur présence aux côtés du roi sont autant d’actes politiques. Certaines, comme Blanche de Castille, étendent leur autorité bien au-delà des bornes traditionnelles du rôle féminin. Régente durant la minorité de Louis IX, elle exerce le pouvoir avec fermeté, défend la dynastie face aux révoltes nobiliaires et assure la continuité de la lignée. Dans les vitraux, les sculptures ou les manuscrits, sa représentation est codée, mais significative : main posée sur le bras de l’enfant roi, manteau relevé sur le Livre, regard tourné vers le ciel. Autant de signes qui traduisent une autorité morale et spirituelle pleinement reconnue. Les célèbres enluminures de la Bible moralisée de Tolède montrent Blanche trônant aux côtés de son fils, tenant un sceptre ou un rouleau. Cette représentation, rare pour une femme, manifeste non seulement son autorité de régente mais aussi son rôle de pédagogue du roi. L’image s’ajoute au texte pour construire un imaginaire du pouvoir partagé, où la mère n’est pas effacée mais centrale.
Le tombeau devient lui aussi un lieu politique. À Saint-Denis, les gisants alignés ne sont pas des dépouilles inertes : ils forment une galerie d’ancêtres, un théâtre de la continuité, un miroir de la souveraineté. Chaque statue funéraire raconte une histoire, marque un règne, inscrit une mémoire dans la pierre. Le choix des vêtements, des poses, des objets tenus par les mains sculptées participe à la scénographie du pouvoir. Le roi défunt devient modèle, guide, repère pour ceux qui suivent. La dynastie, ainsi, se perpétue dans l’éternité visible.
Loin de constituer une simple parure, cette symbolique capétienne est un système cohérent, pensé, transmis, et sans cesse réactivé. Elle fonde un imaginaire politique puissant, capable de soutenir la monarchie dans les périodes d’instabilité comme dans les temps d’apogée. Le roi ne règne pas seul : il règne entouré de signes, d’images, de souvenirs. Dans cette architecture de signes et de rites, la royauté ne se contente plus d’exister : elle s’imprime, s’expose, se perpétue. Loin de la seule force ou de la seule loi, le pouvoir s’ancre désormais dans le visible, dans le codé, dans le transmissible
La montée en puissance du pouvoir capétien, décrite au chapitre précédent, ne doit pas masquer la persistance des contre-pouvoirs. À mesure que la monarchie s’organise et s’étend, elle rencontre de nouvelles formes de résistance. C’est ici que s’ouvre une problématique essentielle : la royauté capétienne a-t-elle réellement exercé un pouvoir sans partage ? Comment s’est-elle ajustée face aux conflits féodaux, aux revendications ecclésiastiques et aux autonomies urbaines croissantes ? Le quatrième chapitre s’attache à montrer que le pouvoir royal, loin d’être absolu, demeure constamment en négociation. Il explore les jeux d’équilibre entre centralisation monarchique et pluralité des forces sociales et institutionnelles. La souveraineté s’y révèle comme un processus dynamique, fait de compromis, de confrontations et d’adaptations.
IV. Un pouvoir en tension : résistances, concurrences et ajustements
Un pouvoir en tension : résistances, concurrences et ajustements
Si la monarchie capétienne parvient à bâtir un pouvoir plus centralisé, elle le fait sans jamais pouvoir prétendre à un monopole absolu. Le roi n’est pas seul à gouverner : il compose, négocie, résiste. Le royaume, loin d’être unifié en profondeur, demeure une mosaïque de territoires, de juridictions et d’intérêts. La royauté avance par ajustements, entre compromis et affrontements, face à des forces dont l’ancienneté ou la nouveauté échappent encore à sa pleine maîtrise.
Ce chapitre interroge les mécanismes d’ajustement d’un pouvoir qui ne peut s’imposer par la seule verticalité. Il s’agira d’observer comment la monarchie compose avec les pouvoirs déjà établis, comment elle transforme les oppositions en relais, et comment elle élabore un modèle politique fondé sur l’intégration progressive plutôt que sur l’éradication des concurrences. L’étude de ces tensions révèle un art gouvernemental fondé sur la souplesse stratégique, la négociation des loyautés et la maîtrise différenciée du territoire.
Les seigneurs féodaux forment la première ligne de cette résistance. Depuis les origines de la dynastie, le roi doit composer avec ces puissances territoriales installées, souvent plus riches, plus armées, plus influentes localement que lui-même. Le domaine royal reste modeste jusqu’au XIIe siècle, et les fidélités vassaliques s’exercent davantage envers des lignages locaux qu’envers la couronne. Les archives de la chancellerie en témoignent : les serments prêtés au roi sont souvent ambigus, conditionnés par des clauses de respect mutuel, ou assortis de contreparties. Les chartes féodales et les hommages enregistrés dans les cartulaires du royaume révèlent une casuistique complexe : les fidélités n’y sont pas absolues mais modulées selon les lieux, les lignages et les conjonctures. Ce sont des pactes dynamiques, où l’autorité royale se définit toujours en interaction avec celle des grands. L’hommage lige, plus tardif, marquera une tentative de hiérarchisation plus stricte, mais sans jamais abolir l’ambiguïté structurelle de ces liens. Dans certaines régions, la présence royale reste virtuelle, incarnée seulement par la perception de droits anciens ou par une justice d’appel à l’efficacité incertaine. Les ordonnances et mandements y sont relayés avec lenteur, voire détournés.
L’historiographie médiévale évoque fréquemment cette période comme celle d’un équilibre instable entre les logiques capétiennes et les logiques féodales. L’autorité du roi, même croissante, repose encore sur la persuasion, la parenté, l’initiative des agents locaux, et la capacité à nouer des alliances circonstancielles. Le vocabulaire même des actes royaux trahit cette prudence politique : on y parle de « grâce accordée », de « protection », de « justice rendue à la demande ». La contrainte directe reste rare, et la coercition toujours risquée. Ainsi, la monarchie capétienne se bâtit d’abord par infiltration, par l’occupation des marges, par la fidélisation progressive des élites régionales. C’est un pouvoir de patience, non de conquête.
Mais la plus redoutable des concurrences ne vient pas seulement des grands feudataires. Elle surgit aussi d’un pouvoir spirituel autonome, celui de l’Église, et plus précisément du siège apostolique. Depuis les origines carolingiennes, la royauté s’est voulue fille aînée de l’Église. Or, au fil du XIIIe siècle, cette alliance glisse peu à peu vers l’affrontement. Le conflit n’est pas seulement doctrinal ou diplomatique : il repose sur une conception divergente de la souveraineté. Tandis que la papauté affirme une primauté universelle de droit divin, la monarchie française construit une souveraineté territoriale, légitimée par le droit coutumier, l’ordre public et le bien commun. Cette dissension marque une césure majeure dans l’histoire politique européenne, préfigurant les débats ultérieurs sur la séparation des pouvoirs et l’autonomie des États. La nomination des évêques, la levée des dîmes, l’autonomie judiciaire du clergé, ou encore le droit d’appel à Rome constituent autant de foyers de tension. Les actes royaux font apparaître des tentatives répétées de contrôle : désignation directe de prélats, intervention dans les procès ecclésiastiques, privilèges accordés à certains ordres au détriment d’autres. Ces tentatives ne restent pas sans réponse. Le pape, dans ses bulles et admonestations, rappelle sans relâche les droits inaliénables de la puissance spirituelle.
Le point de rupture survient au tournant du XIVe siècle, dans le conflit opposant Philippe IV à Boniface VIII. L’épisode d’Anagni, marqué par l’arrestation temporaire du pape par des agents du roi, incarne cette tension paroxystique entre les deux souverainetés. Le roi de France ne conteste pas la foi, mais il rejette l’emprise d’un pouvoir étranger sur les affaires du royaume. Le langage royal se fait plus affirmatif, plus juridique : il s’appuie sur le droit romain, sur la coutume, sur l’idée d’un royaume souverain et indivisible. Cette inflexion annonce une nouvelle étape de la monarchie capétienne : celle d’un pouvoir qui se pense désormais comme indépendant, central, autorisé par la seule loi du royaume.
Dans le même temps, une autre dynamique vient complexifier l’exercice de l’autorité : l’essor des villes. Depuis le XIIe siècle, les bourgs se peuplent, se fortifient, s’organisent. Les communes, souvent nées d’accords passés entre marchands, artisans et seigneurs locaux, revendiquent des franchises, des exemptions fiscales, des droits de justice. Ce mouvement, d’abord toléré ou ignoré, devient un enjeu politique majeur à mesure que ces villes génèrent des ressources, concentrent des hommes, et affirment leur capacité à se gouverner. Certaines, comme Laon ou Beauvais, entrent même en conflit direct avec leur évêque ou leur seigneur. Le roi, habilement, choisit souvent la voie de l’arbitrage. Il se fait garant de la paix urbaine, protecteur des chartes, défenseur des justiciables. En accordant des privilèges spécifiques, il fidélise les cités sans leur concéder de réelle autonomie. Ces chartes royales, souvent conservées dans les archives municipales, témoignent de cette stratégie : permettre l’expansion urbaine sans en perdre la maîtrise.
Ces chartes ne constituent pas un acte de concession passif : elles sont souvent le fruit d’une négociation serrée, voire d’une mise en scène royale du don gracieux. En contrôlant les privilèges qu’il accorde, le roi s’impose comme seul garant de la régulation urbaine. Cela lui permet non seulement d’affirmer sa supériorité sur les seigneurs locaux, mais aussi de s’inscrire dans le tissu économique en mutation, en captant l’impôt, en orientant les flux et en plaçant ses officiers. Ainsi, sous les derniers Capétiens directs, le pouvoir royal évolue dans un jeu d’équilibre permanent. Il ne s’agit pas d’un pouvoir absolu, mais d’un pouvoir en négociation constante avec son environnement social, politique et religieux. Cette tension n’est pas une faiblesse : elle est la matrice d’un modèle monarchique souple, adaptatif, capable d’absorber les résistances pour mieux les intégrer. C’est dans cet espace mouvant, à la frontière des sphères d’influence, que la souveraineté capétienne forge ses contours, loin de toute verticalité, mais au plus près des réalités du royaume.
Les résistances et ajustements abordés au chapitre précédent invitent à se pencher sur les moyens concrets par lesquels la monarchie capétienne impose sa présence dans le quotidien des sujets. Car le pouvoir, pour exister pleinement, doit se traduire en actes. Une nouvelle question s’impose alors : comment les rois capétiens exercent-ils leur souveraineté dans les faits ? Justice, fiscalité, administration : autant de domaines dans lesquels la monarchie développe des pratiques nouvelles, tout en s’appuyant sur des structures anciennes. Ce cinquième chapitre analyse l’émergence d’un gouvernement royal fondé sur la rationalisation des offices, la circulation des ordonnances et l’institutionnalisation du droit. Il interroge l’apparition d’un pouvoir désormais capable d’agir à distance, par ses représentants et ses normes, annonçant les prémices de l’État moderne.
V. L’exercice concret du pouvoir : justice, fiscalité, administration
Centralisation et institutions royales
La monarchie capétienne, en se consolidant, ne se contente plus d’incarner une autorité lointaine et symbolique. Elle entre dans les mécanismes concrets de gouvernement, à travers un ensemble d’actions quotidiennes, de décisions codifiées, de procédures administratives et de circuits financiers. Le pouvoir du roi prend corps dans une pratique, un langage juridique, une écriture d’État qui marquent une rupture avec les formes féodales d’autorité personnelle et seigneuriale.
C’est d’abord par la justice que le roi affirme sa souveraineté effective. Dès le règne de Louis IX, la figure du roi justicier se fixe dans la mémoire politique du royaume, renforcée par les récits hagiographiques et les décisions codifiées dans les recueils d’ordonnances. Mais c’est sous Philippe IV que cette justice prend une nouvelle dimension institutionnelle. Le parlement de Paris devient une cour souveraine, distincte du conseil royal, dotée de magistrats spécialisés, et d’un registre de décisions opposables. Le roi ne juge plus seul : il fonde des instances permanentes, fait appel au droit romain et à la jurisprudence pour stabiliser les sentences. La justice devient à la fois un instrument d’ordre et un outil de légitimation. Cette fonction judiciaire se nourrit d’un imaginaire sacré : le roi juge « sous l’arbre » comme Salomon, dans une posture de neutralité qui le place au-dessus des partis. L’image du roi équitable, réparateur des torts et protecteur des faibles, contribue à fonder une monarchie rédemptrice, investie d’une autorité morale autant que politique. Les ordonnances de Louis IX sur la paix publique illustrent cette conception d’un droit royal fondé sur la concorde et la mesure. Elle ancre le pouvoir royal dans les pratiques juridiques du royaume, et impose progressivement la suprématie du droit du roi sur les coutumes locales, les juridictions seigneuriales ou ecclésiastiques. Les minutes conservées dans les registres de chancellerie, les mandements d’enquête, ou les lettres de grâce permettent de suivre cette montée en puissance d’une souveraineté légale, encadrée et produite par écrit.
L’exercice du pouvoir se manifeste aussi par la capacité croissante de la couronne à mobiliser des ressources fiscales. Longtemps dépendante des revenus domaniaux et des dons ponctuels de ses vassaux, la monarchie développe dès le XIIIe siècle un système plus structuré de prélèvements : aides sur le commerce, taille extraordinaire, gabelle sur le sel, droits de péage ou de douane. Ces impositions, bien que souvent temporaires et négociées, dessinent les contours d’un futur État fiscal. L’instauration progressive d’un impôt permanent transforme le lien entre le roi et ses sujets. Elle crée un devoir réciproque : en échange de leur contribution, les communautés attendent protection, arbitrage et intervention royale. Cette évolution favorise une relation politique nouvelle, non plus seulement fondée sur l’allégeance féodale, mais sur une forme embryonnaire de citoyenneté fiscale. Le consentement à l’impôt devient un enjeu de négociation collective, souvent exprimé dans les assemblées provinciales ou lors des États généraux. La documentation produite, comme les rôles de collecte et les mandats de paiement, témoigne d’un effort inédit de recensement, d’évaluation et de contrôle. L’impôt n’est pas seulement une source de revenu : il devient un instrument de présence du roi dans les provinces, un vecteur de dépendance administrative. La légitimité de ces prélèvements repose sur la nécessité – défendre le royaume, racheter les prisonniers, financer une croisade – mais leur répétition enracine peu à peu une culture de la contribution au service du bien commun.
L’administration royale, pour faire exister ces décisions dans l’espace et le temps, s’appuie sur un personnel de plus en plus formé, souvent choisi en dehors de la vieille noblesse féodale. Les baillis et les sénéchaux, figures désormais centrales du gouvernement capétien, incarnent ce pouvoir localisé et contrôlé. Ils rendent la justice, convoquent les osts, lèvent les impôts, surveillent les villes et rapportent à la chancellerie. Les sources de l’époque permettent de retracer leur parcours : formés dans les écoles urbaines ou issus de la petite notabilité, ces officiers composent une nouvelle élite de service, attachée non à une terre, mais à une fonction. Ils incarnent une autorité itinérante mais encadrée, et leur rôle dépasse l’exécution : ils font appliquer les ordonnances, mais aussi remonter les doléances et recommander des réformes. Le bailli devient ainsi un agent de normalisation administrative, à la fois relais et filtre entre le centre et les marges. Le formulaire de leurs lettres de mission reflète cette dualité, mêlant autorité royale et adaptation locale. Leurs lettres de provision, les plaintes dirigées contre eux, les enquêtes ouvertes sur leurs abus, tout cela révèle à la fois leur efficacité et la méfiance qu’ils suscitent, preuve de leur pouvoir réel. La monarchie encadre leur action par une multiplication de règlements, de commissions d’enquête, de rappels à l’ordre, qui manifestent sa volonté de contrôler l’appareil qu’elle crée.
Enfin, l’évolution du pouvoir royal s’observe dans la transformation de son mode de présence au royaume. L’itinérance, forme traditionnelle d’exercice du pouvoir médiéval, recule progressivement. Le roi ne va plus au royaume : il fait venir le royaume à lui. Les résidences royales se fixent autour de Paris, à Vincennes, à Saint-Germain, ou au Louvre, où s’installent chancellerie, trésor et archives. Le gouvernement se sédentarise, s’écrit, se scelle. Le pouvoir n’est plus incarné seulement par la personne du roi, mais par ses ordonnances, ses sceaux, ses délégués. L’acte écrit devient un acte de gouvernement. Il fixe la décision, garantit sa transmission, permet sa conservation et sa vérification. Le recours systématique aux registres, aux mandements et aux formulaires uniformisés témoigne d’une rationalisation du pouvoir. L’administration capétienne ne repose plus seulement sur la parole du roi, mais sur une écriture performative, traçable, et réutilisable, qui anticipe les logiques modernes de l’État de droit. C’est une autre manière de gouverner qui se met en place, moins visible, mais plus stable, plus constante, et plus efficace.
Par ce triple mouvement (juridicisation, fiscalisation, centralisation) la monarchie capétienne entre dans une nouvelle ère. Sans rompre avec son fondement sacré ni sa légitimité dynastique, elle se dote des instruments pratiques d’un pouvoir souverain. Ce pouvoir s’exerce désormais au quotidien, dans les tribunaux, les registres, les caisses et les bureaux. Il devient une présence permanente, structurante, qui dépasse les hommes et anticipe les formes modernes de l’État.
Si les Capétiens innovent dans l’art de gouverner, ils ne le font pas dans l’isolement. Les dynasties voisines (Plantagenêt, Hohenstaufen, Habsbourg, souverains ibériques) élaborent elles aussi des formes spécifiques de souveraineté. Pour comprendre la singularité capétienne, il est nécessaire de la comparer à ces autres constructions politiques. Quels traits font de la royauté française une exception ? Quelles influences croisées, quels transferts d’institutions ou de pratiques peuvent être repérés ? Ce sixième chapitre élargit le regard, en replaçant la monarchie capétienne dans un espace européen, traversé de tensions entre tradition féodale et centralisation monarchique. L’objectif est de saisir les convergences, les décalages et les évolutions différenciées qui structurent la formation des États royaux au tournant du XIVe siècle.
VI. Comparaisons européennes : entre spécificité capétienne et dynamiques croisées
Comparaisons monarchiques européennes
La monarchie capétienne, souvent analysée pour elle-même, prend un relief nouveau lorsqu’on l’inscrit dans les dynamiques politiques de l’Europe médiévale. Loin d’être un modèle isolé, elle participe à un mouvement plus vaste de consolidation des pouvoirs souverains, tout en développant des traits originaux qui la distinguent de ses voisines. À l’échelle du continent, le pouvoir royal se cherche partout : il se fonde, s’affermit, se heurte à des résistances semblables, mais suit des voies parfois divergentes. L’étude comparée révèle alors ce qui fait la singularité du cas français : une alliance précoce entre sacralité dynastique et structuration administrative. Ce concert monarchique européen est nourri d’échanges, d’imitations et de résistances. Les chancelleries circulent, les clercs voyagent, les textes juridiques franchissent les frontières. Le De Regimine Principum, rédigé par Gilles de Rome pour le futur Philippe IV, s’inscrit dans cette circulation de traités politiques, inspirés par la pensée aristotélicienne et adaptés aux enjeux du pouvoir chrétien. La monarchie capétienne ne s’invente donc pas seule : elle sélectionne, adapte et intègre des éléments issus d’une culture politique partagée.
En Angleterre, les Plantagenêt imposent très tôt une centralisation judiciaire qui semble parfois précéder celle des Capétiens. Dès le règne d’Henri II, les Assises royales parcourent le royaume, tranchant les litiges au nom de la Couronne. La Common Law, issue de cette pratique, constitue un corps juridique cohérent, accessible, et indépendant des coutumes locales. Mais cette efficacité n’est pas synonyme de stabilité : la Magna Carta de 1215, arrachée par la noblesse à Jean sans Terre, vient limiter le pouvoir royal, marquant une évolution vers une monarchie contractuelle. Philippe Auguste, en défaisant militairement Jean à Bouvines l’année précédente, consolide au contraire son autorité. Il fait de la victoire un levier de légitimité dynastique, captée par la chronique royale et sanctifiée dans les liturgies de la mémoire. L’abbé de Saint-Denis, primat de la mémoire monarchique, compose des récits dans lesquels la victoire de Bouvines s’inscrit dans une logique providentialiste. Le roi y est présenté comme l’élu de Dieu, victorieux non par la seule force des armes, mais par sa fidélité à la cause juste. Ces récits nourrissent la liturgie royale et alimentent les cérémonies commémoratives, conférant à l’événement une portée plus symbolique que strictement militaire. L’écho de cette bataille, où l’image du roi chevalier se superpose à celle du roi justicier, renforce la cohésion du royaume et marginalise toute revendication baronniale comparable à celle du monde anglo-normand.
Plus à l’est, l’Empire romain germanique développe une autre configuration du pouvoir. La figure de l’empereur, couronnée à Rome, reste auréolée d’un prestige supérieur, mais sa puissance concrète se dilue dans les principautés ecclésiastiques, les duchés électifs et les villes libres. Les dynasties des Hohenstaufen, puis des Habsbourg, tentent d’imposer une autorité plus structurée, mais se heurtent à la logique fragmentaire d’un espace politique où l’élection prime sur la succession héréditaire. Cette instabilité institutionnelle, renforcée par les conflits avec la papauté et les rivalités locales, empêche l’émergence d’un État unifié. La monarchie capétienne, au contraire, tire parti de la continuité dynastique. L’hérédité masculine ininterrompue, consolidée par le sacre à Reims, garantit une stabilité que l’Empire peine à reproduire. Le sacre, en France, n’est pas un simple couronnement : il est un rite de transmission, où le roi reçoit l’onction sainte et les insignes du pouvoir. Cette liturgie, inchangée depuis l’époque carolingienne, renforce la continuité dynastique et inscrit la figure royale dans une filiation sacrée, que ni l’empereur romain germanique, élu et contesté, ni les souverains ibériques, guerriers et conquérants, ne peuvent pleinement revendiquer. Cette différence de régime successoral n’est pas un détail juridique : elle structure profondément les rapports entre pouvoir et territoire, entre mémoire dynastique et légitimation politique.
Dans les royaumes ibériques, la consolidation monarchique se nourrit d’un autre ressort : la Reconquista. La reconquête progressive des terres musulmanes par les rois de Castille, d’Aragon ou du Portugal donne au pouvoir royal une coloration militaire et religieuse très affirmée. La figure du roi croisé, défenseur de la foi, domine les représentations, renforcée par la participation active des ordres militaires et l’essor de la liturgie triomphante. Le pouvoir se manifeste par la fondation de villes, la redistribution des terres conquises, la création de diocèses, et l’expulsion des infidèles. Cette sacralité conquérante contraste avec le modèle capétien, plus juridico-liturgique, fondé sur la justice rendue et la mémoire organisée. La légitimité, en France, repose moins sur la croisade que sur l’équilibre entre autorité et continuité, entre rites sacrés et pratiques administratives.
De ces comparaisons naît un constat : la monarchie capétienne ne se situe ni en avance ni en retard sur ses homologues, mais sur une trajectoire distincte. Elle parvient, sur le temps long, à conjuguer les héritages carolingiens, les impératifs féodaux, les nécessités fiscales et les ambitions souveraines. Cette synthèse, faite de compromis, de symboles et de pratiques, donne naissance à une forme originale de gouvernement. Si le modèle anglais se structure autour du droit coutumier et du consentement parlementaire, si l’Empire reste dominé par le jeu des principautés électives, et si l’Espagne se bâtit dans la lutte religieuse et territoriale, la France, elle, s’affirme dans un équilibre entre centralisation monarchique, mémoire sacrée et innovations administratives. Ce modèle, que les historiens qualifient souvent d’« État en formation », ne repose pas sur une rupture, mais sur une série d’ajustements progressifs, portés par une dynastie patiemment consolidée. Les Capétiens, en inscrivant leur pouvoir dans la durée, construisent une monarchie qui, sans prétendre à l’universalité, impose sa cohérence.
Alors que les comparaisons européennes mettent en lumière la singularité du modèle capétien, un autre regard s’impose : celui de la transmission interne. Loin de s’achever sur une note triomphale, la dynastie capétienne directe se heurte, au début du XIVe siècle, à une impasse dynastique. Or, c’est dans cette transition même que se mesure la solidité de l’héritage monarchique français. Le passage des Capétiens directs aux Valois n’est pas qu’un tournant généalogique : il constitue une épreuve politique majeure, révélatrice de la profondeur des structures mises en place. Comprendre les enjeux de cette succession, c’est observer à quel point l’autorité royale, façonnée par trois siècles de règne capétien, parvient à se maintenir malgré le changement de branche.
Capétiens-Valois : une transition dynastique clé
De la fin des Capétiens à l’avènement des Valois : une transition dynastique sous tension
Lorsque Charles IV meurt sans héritier mâle en 1328, c’est tout l’édifice de la monarchie capétienne directe qui vacille. Charles IV, dit « le Bel », est le dernier fils de Philippe IV le Bel, roi au règne puissant, connu pour son conflit avec le pape Boniface VIII et pour l’arrestation spectaculaire des Templiers en 1307. Philippe IV lui-même était le petit-fils de Saint Louis (Louis IX), ce qui fait de Charles IV l’arrière-petit-fils du roi canonisé. La dynastie capétienne directe, fondée par Hugues Capet en 987, touche à sa fin : les deux frères aînés de Charles, Louis X et Philippe V, sont morts sans laisser de fils en âge de régner. Aucun héritier mâle légitime ne peut donc prendre la suite dans la ligne directe.
C’est dans ce contexte que s’impose la règle dite « salique », écartant les femmes (et par extension leurs fils) de la succession royale. Les filles de Philippe IV, pourtant reines dans d'autres royaumes, sont jugées inéligibles à transmettre la couronne de France. Le choix se porte alors sur un cousin du défunt roi, Philippe de Valois, fils de Charles de Valois, frère cadet de Philippe le Bel. Il devient Philippe VI, premier roi de la maison des Valois, qui demeure une branche capétienne par le sang, mais non par la ligne directe.
Ce passage dynastique ne se fait pas sans tensions. Édouard III d’Angleterre, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle de France, revendique lui aussi la couronne. Son exclusion relance un conflit latent entre les deux royaumes, et contribue au déclenchement de la guerre de Cent Ans.
Mais ce changement de dynastie n’est pas une rupture : les Valois héritent d’un pouvoir déjà sacralisé, structuré et centralisé, façonné par des siècles de règne capétien. De Hugues Capet à Philippe IV, en passant par Philippe Auguste et Saint Louis, les institutions, les rites et l’autorité monarchique ont été consolidés. Les Valois reprennent ce socle : sacre à Reims, chancellerie, justice royale, et représentation sacrée du pouvoir. Ils incarnent la continuité d’un modèle, tout en l’adaptant aux défis d’un royaume fracturé par la guerre et les revendications croisées.
L’arrivée des Valois au pouvoir inaugure un nouveau chapitre de la monarchie française, sans en rompre la trame. Héritiers d’une architecture politique et symbolique déjà solide, ils n’ont pas à bâtir un nouveau régime : ils héritent d’un trône sacralisé, d’un appareil administratif en expansion, et d’une représentation royale bien ancrée. Pourtant, les défis à venir (guerre de Cent Ans, fragmentation territoriale, rivalités princières) mettront à l’épreuve cette continuité. À travers cette transition dynastique, c’est donc moins une rupture qu’une transmission que l’histoire donne à voir. Reste à comprendre ce que cette lente construction monarchique a véritablement légué à la souveraineté française, à l’orée des grandes crises du XIVe siècle.
Conclusion – De la symbolique à la souveraineté
Entre 987 et 1328, la dynastie capétienne a peu à peu façonné une forme de souveraineté qui dépasse le simple exercice du pouvoir pour enraciner la monarchie dans la durée, la mémoire et l’institution. Lorsque Hugues Capet est élu roi, il ne détient qu’un domaine modeste et une autorité encore fragile, soumise à la féodalité environnante. Pourtant, l’onction reçue à Reims l’inscrit dans une continuité carolingienne, et ce sacre (davantage qu’un acte liturgique) devient le socle symbolique d’une légitimité qui transcende la puissance militaire. Le roi n’est pas seulement un seigneur parmi d’autres : il est oint, béni, entouré des insignes sacrés, et placé sous la protection des saints, en particulier celle de saint Denis. La translation des reliques, les processions royales à Saint-Denis et l’enfouissement des rois dans la basilique participent à cette fusion entre sacré dynastique et culte des saints. Le sanctuaire devient non seulement le lieu du souvenir, mais celui de la régénération rituelle du pouvoir. Ce lien spatial et spirituel entre le roi et Saint-Denis constitue l’un des piliers symboliques les plus constants du régime capétien.
Cette configuration originelle n’a jamais disparu, mais elle s’est transformée au fil des siècles en une souveraineté composite, mêlant rite et loi, fidélité et justice, autorité et négociation.
À mesure que le pouvoir se consolide, les Capétiens réinvestissent la tradition sans l’imiter. Le lignage, transmis sans rupture de père en fils pendant plus de trois siècles, devient le vecteur essentiel de la stabilité. Le sacre conserve son rôle, mais il s’accompagne désormais d’une administration croissante, d’une justice royale structurée, et d’une présence plus permanente du roi dans la vie de ses sujets. Cette monarchie, à la fois sacrée et pragmatique, développe une capacité d’adaptation continue. Les résistances seigneuriales, les tensions ecclésiastiques ou les affirmations urbaines n’ont pas été supprimées, mais absorbées, contournées ou encadrées. Ainsi se tisse un réseau de fidélités où la domination du roi repose moins sur la coercition que sur la reconnaissance de sa place comme centre du royaume. Cette reconnaissance repose autant sur les pratiques de gouvernement que sur les gestes d’apparat : entrées royales, messes solennelles, imageries publiques, et diffusion de la parole royale par l’écrit. À mesure que le roi se fait moins visible, il devient plus lisible. L’administration ne remplace pas la majesté : elle l’organise, la diffuse et la pérennise.
Le règne de Philippe le Bel marque une inflexion décisive. Il impose l’autorité royale jusque dans les sphères théologiques et fiscales, en s’opposant au pape Boniface VIII et en instituant une fiscalité permanente. Son usage stratégique des ordonnances, du sceau, et de la monnaie royale achève de faire du pouvoir une structure légale distincte du simple lignage. Par l’affirmation d’un droit royal distinct, par l’encadrement des finances, par la multiplication des ordonnances, le pouvoir capétien acquiert une profondeur institutionnelle inédite. L’État n’est pas encore né, mais il est en germe. Les parlements, les baillis, les chartes, les sceaux en sont les prémices visibles. Le roi agit à distance, mais son autorité ne faiblit pas. Le temps où il devait parcourir le royaume pour exister cède peu à peu à une souveraineté sédentaire, où l’écrit, les mandements et les représentations publiques prennent le relais de la présence physique. Dans ce lent processus, la monarchie devient plus abstraite, mais aussi plus durable.
Pourtant, au terme de cette ascension, un paradoxe surgit. En 1328, l’extinction de la lignée directe avec la mort de Charles IV ouvre une brèche dynastique. La transition vers la branche des Valois s’accompagne de tensions, de revendications croisées, et d’une guerre durable avec l’Angleterre. Ce passage, loin d’effacer l’héritage capétien, en souligne la profondeur. Car les structures mises en place, les rites institués, la centralité de la justice et la sacralité du roi ne disparaissent pas avec un nom : elles forment désormais le cadre dans lequel s’inscrira toute monarchie française.
De cette construction patiente, née dans les brumes du Xe siècle, émergent les fondements d’un pouvoir monarchique à la fois religieux et politique, charismatique et légal, enraciné et en expansion. Le roi de France, à l’orée du XIVe siècle, n’est plus un seigneur féodal élevé au-dessus des autres : il est devenu une figure souveraine, incarnant l’unité du royaume par la force du droit, de la mémoire et de la légitimité dynastique. Ce legs capétien, en dépit des crises à venir, nourrira les siècles suivants, jusqu’à modeler l’image même de la monarchie française. La monarchie capétienne n’a pas seulement régné sur la France : elle a inventé une forme de pouvoir dont l’héritage symbolique survivra aux dynasties elles-mêmes.
Iconographie commentée

Ce schéma présente la lignée des rois capétiens de France, depuis Louis VIII jusqu’à Charles V, en passant par Saint Louis (Louis IX), Philippe IV le Bel, et ses fils Louis X, Philippe V et Charles IV, derniers représentants de la lignée directe. On y voit également les ramifications vers les Valois avec Philippe VI, fils de Charles de Valois, ainsi que les liens matrimoniaux avec l’Angleterre, à travers Isabelle de France et Édouard II Plantagenêt. L’image illustre visuellement la continuité dynastique, les transmissions de pouvoir et les causes de la guerre de Cent Ans.

Ce sceau est l’un des plus anciens conservés pour un roi capétien. Il montre Hugues Capet en majesté, couronné, tenant le globe crucigère (symbolisant le pouvoir universel chrétien) dans la main gauche, et levant la main droite dans un geste de bénédiction. L’inscription latine en cercle lit : "Hugonis Dei misericordia Francorum rex" (« Hugues, par la miséricorde de Dieu, roi des Francs »). Ce sceau, bien que modeste dans sa facture, marque une étape décisive : il incarne le passage d’un pouvoir féodal à une autorité royale sacralisée, et illustre les premières formes d’un appareil monarchique légitimé par l’écrit et le symbole.

Dans cette enluminure extraite des Grandes Chroniques de France, un officier royal (probablement un bailli) reçoit les doléances d’un groupe de sujets agenouillés. La scène, encadrée par une architecture stylisée, met en valeur le geste de réception des plaintes, emblématique du rôle d’enquêteur au service du roi. Ces enquêtes administratives, menées dès le règne de Louis IX puis institutionnalisées sous Philippe le Bel, visent à contrôler les abus des agents locaux, vérifier la perception des impôts et renforcer le lien entre la Couronne et ses sujets. Elles incarnent un tournant dans la structuration de la justice déléguée et dans l’affirmation du pouvoir royal sur le territoire.

Cette carte, réalisée au XIXe siècle par Guillaume Delisle (cartographe et géographe du roi), reconstitue l’étendue du domaine royal à la fin du règne de Philippe le Bel. Les territoires contrôlés directement par la Couronne y apparaissent en couleur, tandis que les fiefs périphériques conservent leur autonomie relative. Cette représentation permet de visualiser la géographie politique du royaume : un ensemble encore très fragmenté, mais dans lequel l’autorité royale progresse. L’agrandissement progressif du domaine direct, consolidé par les acquisitions, mariages, confiscations et unification administrative, est au cœur de la stratégie monarchique des XIIIe et XIVe siècles. Le document illustre aussi les défis liés à l’hétérogénéité féodale, thématique centrale du chapitre.

Cette enluminure réalisée vers 1332 représente le sacre de Louis IX dans la cathédrale de Reims, selon le rituel codifié du sacre capétien. Le roi, agenouillé devant l’archevêque, reçoit l’onction sacrée qui le fait roi « par la grâce de Dieu ». À gauche, les évêques et pairs ecclésiastiques entourent la scène ; à droite, les pairs laïques portent les attributs de la royauté. Ce visuel incarne parfaitement la fusion entre pouvoir spirituel et autorité politique, au cœur de la légitimation monarchique française. Il symbolise également le lien entre liturgie, tradition dynastique et sacralité du roi, pilier idéologique du pouvoir capétien.

Cette photographie montre le sanctuaire supérieur de la Sainte-Chapelle, édifiée entre 1241 et 1248 à la demande de Louis IX, dit Saint Louis. Située au cœur du palais de la Cité, elle avait pour fonction d’abriter les reliques de la Passion, notamment la Couronne d’épines acquise auprès de l’empereur de Constantinople. L’architecture de la chapelle, avec ses parois entièrement vitrées figurant plus de 1 100 scènes bibliques, incarne l’union du sacré et du politique. Le reliquaire gothique (ici reconstitué) magnifie la piété du roi, mais surtout sa position de roi très chrétien, quasi prêtre en son royaume. Ce lieu de culte privé, mais hautement symbolique, traduit une mise en scène du pouvoir sacré, à la fois théologique et monarchique.

Gravure de Joseph Martin Kronheim, Pictures of English History, Londres, 1868 (reproduction à visée pédagogique, ancrée dans l’historiographie victorienne).
Cette image illustre un épisode capital de l’histoire politique anglaise : le 15 juin 1215, sous la pression de ses barons révoltés, le roi Jean sans Terre est contraint de signer la Magna Carta Libertatum à Runnymede. Ce texte limite le pouvoir royal en garantissant des droits aux nobles, et institue le principe selon lequel le roi n’est pas au-dessus des lois. La Magna Carta inaugure une monarchie contractuelle, très éloignée du modèle capétien français fondé sur le droit divin et la souveraineté indivisible. Le document, transcrit dans les Chronica Majora de Matthieu Paris, devient un symbole de résistance aristocratique et un jalon de la tradition parlementaire anglaise.

Cette peinture historique, réalisée au XIXe siècle par Carl Theodor von Piloty et conservée au Historisches Museum de Francfort, met en scène l’élection de Rodolphe de Habsbourg comme roi des Romains en 1273, à l’issue du Grand Interrègne. Entouré des princes-électeurs et d’une foule populaire en liesse, le souverain est représenté dans une mise en scène dramatique et théâtrale, typique de l’historiographie romantique allemande.
L’œuvre offre une visualisation puissante du modèle impérial germanique, fondé sur l’élection aristocratique et la fragmentation territoriale. Elle contraste fortement avec la monarchie héréditaire et sacralisée des Capétiens, étudiée dans le même chapitre. L’image symbolise un moment fondateur de l’ascension des Habsbourg et illustre la diversité des formes de légitimation monarchique en Europe à la fin du XIIIe siècle.

Cette enluminure issue des Grandes Chroniques de France figure le roi Philippe IV le Bel recevant les serments d’un vassal ou jurant sur l’Évangile, entouré de ses officiers et membres du Conseil. Le décor d’hermine fleurdelisé, le trône, les couronnes et la mise en scène hiératique soulignent la solennité de la scène.
La miniature met en lumière les mécanismes institutionnels du pouvoir capétien à la fin du XIIIe siècle : le roi ne gouverne plus seul, mais s’appuie sur un Conseil structuré, embryon d’un gouvernement centralisé. Le geste de l’hommage ou de la prestation de serment incarne le lien formel entre autorité royale et devoir d’administration. Cette image illustre visuellement la montée en puissance de la monarchie administrative, thème majeur du chapitre.

Ce volume imprimé correspond à l’inventaire analytique du Trésor des Chartes, série JJ, couvrant les actes émis sous Philippe VI de Valois (Tome III, JJ 70 à 75). La série JJ constitue l’un des plus importants corpus d’archives monarchiques françaises, initié au XIIIe siècle sous Philippe le Bel. On y retrouve les transcriptions officielles des actes royaux — mandements, lettres patentes, lettres closes — classés, datés et authentifiés. Le sceau représenté sur la couverture rappelle que ces documents étaient scellés du sceau royal, marque de souveraineté et d’autorité légale.
L’existence de ces registres manifeste la mutation d’un pouvoir fondé sur l’oralité et la présence en un pouvoir écrit, distant et régulier. Ils constituent l’un des piliers de la mémoire administrative capétienne, fondant la légitimité monarchique sur la conservation, l’archivage et la consultation. Leur rigueur organisationnelle préfigure les instruments modernes de gouvernement.

Cette célèbre miniature, réalisée pour le duc Jean de Berry, met en scène une réception de cour fastueuse : le duc, vêtu de bleu et assis près de la cheminée, invite ses familiers à s’approcher de lui (« Approche, approche », peut-on lire en arrière-plan). La table est dressée avec raffinement, les échansons et officiers de bouche s’affairent, tandis que chiens, cygnes héraldiques et tapisseries enrichissent la scène.
Outre sa beauté formelle, cette image témoigne d’un imaginaire monarchique et seigneurial structuré par l’héritage capétien : ordre hiérarchique, rituels codifiés, continuité du modèle de représentation royale. La tapisserie évoquant la guerre de Troie renforce encore cette filiation mythifiée du pouvoir.
Cette œuvre, emblématique de l’art gothique international, illustre avec éclat les dynamiques de cour, la symbolique des objets, et la pérennité des codes visuels de la souveraineté royale.

Ce recueil imprimé au XVIIe siècle reprend une codification ancienne, en usage dès les premières décennies du XIVe siècle. Il s’inscrit dans la suite des ordonnances de réformation promulguées à l’initiative de Philippe le Bel, notamment celles relatives à la justice et aux coutumes locales.
Le document témoigne de l’usage soutenu du droit écrit dans les régions du domaine royal, à travers les agents du roi tels que les lieutenants de bailliage. Il incarne ainsi la pérennité de la structuration administrative monarchique après la mort du dernier Capétien direct, et illustre parfaitement les thèmes de recomposition juridique, de territorialisation du droit et de continuité capétienne développés dans le chapitre VI.
Annexes documentaires
Bibliographie sélective
SOURCES PRIMAIRES
Ces documents proviennent directement de l’époque médiévale ou sont des éditions critiques de documents contemporains des faits étudiés. Ils servent de matériaux bruts pour l’analyse historique.
Cartulaire de l’abbaye royale de Saint-Denis (XIe–XIIIe siècle), éd. Paul Viollet, Gallica – Source diplomatique essentielle sur les privilèges accordés par les rois.
Archives nationales, Chartes du roi Louis IX, Gallica – Documentation royale directe.
Archives nationales, Ordonnances – fin des Capétiens, Gallica – Recueil de lois promulguées par les rois capétiens.
Les Grandes Chroniques de France, éd. Bernard Guenée, Gallimard – Chronique dynastique à forte portée politique et mémorielle.
SOURCES SECONDAIRES
Ces ouvrages sont le fruit d’un travail d’analyse, de contextualisation ou de synthèse par des historiens, à partir de sources primaires. Ce sont les fondations de votre argumentation historique.
✦ Construction dynastique et légitimité royale
Jean-François Lemarignier, La construction de la royauté capétienne (1965)
Jacques Le Goff, « Le sacre des rois de France », in Pour un autre Moyen Âge (1977)
Olivier Guillot, Héritage et succession dans la monarchie capétienne (1982)
Jean Dufour, Élection et hérédité sous les Carolingiens et les Capétiens (1939)
✦ Pouvoir féodal et dynasties
William Mendel Newman, Le domaine royal sous les premiers Capétiens (1938)
Olivier Guillot, Les premiers Capétiens et la féodalité (1987)
Carole Avignon, Alliances matrimoniales et droit canonique (2020)
Jacques Le Goff, Un XIe siècle qui bouge (1968)
✦ Administration et centralisation
Georges Duby, Bouvines (1973)
John W. Baldwin, Le gouvernement de Philippe Auguste (1991)
Robert-Henri Bautier, Baillis, prévôts et centralisation (1980)
Élisabeth Lalou, Enquêtes et réformation au XIIIe siècle (2002)
Olivier Descamps, La Cour du roi (2007)
✦ Justice, sacralité, souveraineté
Jacques Le Goff, Saint Louis (1996)
Claude Gauvard, Thaumaturgie royale et propagande (2010)
Marc Bloch, Les rois thaumaturges (1924)
Dominique Iogna-Prat, Le roi prêtre ? (2002)
Julien Théry, Philippe le Bel, pape en son royaume (2009)
Jacques Krynen, Philippe le Bel et la rupture papale (2003)
Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi (1989)
Jean-Philippe Genet, Genèse de l’État moderne (2004)
✦ Mémoire dynastique et continuité
Michel Rouche, La loi salique (1992)
Patrick Demouy, La mémoire des rois (2014)
Bernard Guenée, Les Grandes Chroniques de France (1991)
Jean-François Lemarignier, Chartes royales et rhétorique (1957)
SOURCES TERTIAIRES / OUTILS DE VULGARISATION OU DE TRAVAIL PÉDAGOGIQUE
Ces sources servent à appuyer ou illustrer des points dans une visée didactique, mais ne peuvent être mobilisées comme arguments historiques principaux.
UNJF, La permanence de la royauté – Cours universitaire, ressource pédagogique.
Académie de Paris, Insignes et symboles royaux – Support de vulgarisation éducative.
Wikipédia, Sacre des rois de France – Consultation informative (non citée dans une démonstration).
Présence du Souvenir Bourbonien, Les regalia – Support associatif à visée patrimoniale.
Bibliographie complémentaire (format APA)
Introduction – Naissance et construction du pouvoir monarchique
Bourlet, C. (2014). Le roi et la loi. Pouvoir royal et législation en France au XIIe siècle [Thèse de doctorat, École des Chartes].
Dufour, J. (1970). Les plus anciens registres de la chancellerie royale. Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France.
Guillot, O. (1982). Héritage et succession dans la monarchie capétienne. Bibliothèque de l’École des Chartes, 140(2), 311–347.
Le Goff, J. (1977). Le sacre des rois de France. In Pour un autre Moyen Âge (pp. 377–406). Gallimard.
Lemarignier, J.-F. (1965). La construction de la royauté capétienne (Xe–XIIe siècles). Revue historique, 234(2), 307–328.
Viollet, P. (éd.). (1881). Cartulaire de l’abbaye de Saint-Denis (Vol. 1). Imprimerie nationale.
Chapitre I – Légitimité, hérédité et sacralité
Brouquet, S. (2020). Capétiennes. Les reines de France au Moyen Âge (Xe–XIVe siècle). Ellipses.
Dufour, J. (1939). Élection et hérédité sous les Carolingiens et les Capétiens. Revue belge de philologie et d'histoire, 18(3), 710–732.
Field, S. L. (2022). Courting Sanctity. EHESS.
Ward, E. J. (2016). Anne de Kiev et le pouvoir maternel. Historical Research, 89(243), 701–719.
Ward, E. J. (2021). Diplomatic Women and Royal Power. Frühmittelalterliche Studien, 55(1), 191–213.
Chapitre II – Pouvoir capétien et société féodale
Avignon, C. (2020). Alliances matrimoniales et droit canonique. Revue Droits, 71(1), 89–109.
Guillot, O. (1987). Les premiers Capétiens et la féodalité. Cairn.info.
Le Goff, J. (1968). Un XIe siècle qui bouge. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 23(1), 1–16.
Newman, W. M. (1938). Le domaine royal sous les premiers Capétiens (987–1180). Revue belge de philologie et d'histoire, 17(2), 213–245.
Chapitre III – Affirmation monarchique et centralisation
Baldwin, J. W. (1991). Le gouvernement de Philippe Auguste. CNRS Éditions.
Bouchard, C. (2015). La canonisation de Saint Louis. HAL-SHS.
Duby, G. (1973). Bouvines, 27 juillet 1214. Gallimard.
Dejoux, M., & al. (2024). La justice de Saint Louis. PUF.
Gouron, A. (1994). Justice royale et souveraineté. HAL-SHS.
Le Goff, J. (1996). Saint Louis. Gallimard.
Chapitre IV – Espace royal et appareil d’État
Bautier, R.-H. (1980). Baillis, prévôts et centralisation. Bibliothèque de l’École des Chartes, 138(1), 5–32.
Descamps, O. (2007). La Cour du roi (Curia Regis). Droit & Société, 66, 399–413.
Gouron, A. (1994). Justice du roi sous les derniers Capétiens. HAL-SHS.
Lalou, É. (2002). Enquêtes et réformation au XIIIe siècle. Publications de la Sorbonne.
Chapitre V – Sacralité, sainteté et symboles
Bloch, M. (1924). Les rois thaumaturges. Gallimard.
Gauvard, C. (2010). Thaumaturgie royale et propagande. OpenEdition Journals.
Iogna-Prat, D. (2002). Le roi prêtre ? Annales, 57(6), 1433–1454.
Kantorowicz, E. H. (1989). Les deux corps du roi (trad. J.-P. Genet). Gallimard.
Krynen, J. (2003). Philippe le Bel et la rupture papale. Odile Jacob.
Théry, J. (2009). Philippe le Bel, pape en son royaume. HAL-SHS.
Chapitre VI – Mémoire, continuité, dynastie
Demouy, P. (2014). La mémoire des rois. OpenEdition Books.
Guenée, B. (1991). Les Grandes Chroniques de France. Gallimard.
Lemarignier, J.-F. (1957). Chartes royales et rhétorique politique sous Louis IX. Bibliothèque de l’École des Chartes, 115, 5–42.
Rouche, M. (1992). La loi salique et la continuité dynastique. Revue historique de droit, 70(1), 75–101.
Conclusion – Vers la monarchie souveraine
Bove, B. (2009). La Guerre de Cent Ans : naissance d’une hostilité. Belin.
Caron, M.-T. (2001). Le roi et les signes. Rituels, cérémonies et regalia. Publications de la Sorbonne.
Carpentier, É. (1978). 1328 : crise dynastique et montée des Valois. Revue historique, 259(3), 305–330.
Genet, J.-P. (2004). La genèse de l’État moderne. CNRS.
Gauvard, C. (2001). La justice comme ordre politique. Crime, Histoire & Sociétés, 5(2), 15–30.
GLOSSAIRE ALPHABÉTIQUE
A
• Allégeance : Engagement de fidélité d’un vassal envers son suzerain, impliquant devoirs d’aide militaire et de conseil.
• Appanage : Portion du domaine royal donnée à un prince pour son entretien, sans perte définitive pour la Couronne.
B
• Bailli : Agent royal chargé de faire appliquer la justice et de percevoir les revenus dans une circonscription appelée « bailliage ». Fonction clé dans le processus de centralisation monarchique.
• Ban royal : Pouvoir d’interdire, de contraindre ou de mobiliser exercé par le roi, notamment pour les levées militaires ou fiscales.
C
• Capétiens : Dynastie royale française inaugurée par Hugues Capet en 987, caractérisée par une succession héréditaire directe et masculine jusqu’en 1328.
• Chambre des comptes : Institution spécialisée dans la gestion des finances royales, chargée de vérifier les recettes et dépenses du domaine royal.
• Châtellenie : Subdivision territoriale autour d’un château, soumise à l’autorité d’un châtelain ou d’un prévôt au nom du seigneur ou du roi.
D
• Domaine royal : Ensemble des terres et droits directement possédés et administrés par le roi, en extension constante sous les Capétiens.
• Diète : Assemblée politique dans le Saint-Empire romain germanique, notamment chargée d’élire le roi des Romains.
F
• Fief : Bien concédé à un vassal en échange de sa fidélité et de services, cœur du système féodal.
• Fidélité : Devoir personnel de loyauté et d’obéissance d’un vassal envers son seigneur ou suzerain.
I
• Investiture : Cérémonie par laquelle un seigneur confère un fief ou une fonction à un vassal, marquant une relation d’autorité.
J
• Justice royale : Ensemble des tribunaux dépendant du roi, s’imposant progressivement aux juridictions seigneuriales.
M
• Majesté : Terme désignant la dignité royale, employé dans l’iconographie ou les inscriptions pour signifier la souveraineté.
• Mandement : Ordre écrit du roi, ayant force exécutoire, souvent scellé du sceau royal.
P
• Parlement : Cour souveraine de justice, notamment à Paris, où l’on enregistre les lois et où l’on juge les appels, incarnant l’autorité judiciaire royale.
• Prévôt : Officier royal exerçant des fonctions judiciaires, administratives et fiscales dans une prévôté. Moins puissant qu’un bailli mais fondamental dans les villes royales.
R
• Reddition de comptes : Obligation faite aux officiers royaux de justifier de leur gestion devant la Chambre des comptes ou l’autorité du roi.
• Royaume : Territoire placé sous la souveraineté d’un roi, distinct du domaine royal qui n’en constitue qu’une partie.
S
• Sacre : Cérémonie religieuse conférant une dimension divine à la royauté. Le roi y reçoit l’onction, les insignes du pouvoir et est légitimé par l’Église.
• Sceau royal : Emblème de l’autorité du roi apposé sur les actes officiels pour les authentifier.
• Suzeraineté : Droit d’un seigneur (le suzerain) sur ses vassaux. Dans le cadre capétien, le roi est présenté comme suzerain suprême du royaume.
T
• Trésor des chartes : Collection d’archives royales centralisant les actes, édits, lettres et chartes du roi. Source majeure pour l’étude du pouvoir par l’écrit.
ACTEURS MARQUANTS
1. Souverains capétiens (987–1328)
HUGUES CAPET (v. 940 – 996)
Premier roi de la dynastie capétienne. Sacré en 987, il pose les bases d’une royauté héréditaire en désignant son fils comme successeur. Son autorité reste faible, mais son geste fondateur marque une rupture politique durable.
ROBERT II LE PIEUX (v. 972 – 1031)
Fils d’Hugues Capet. Son règne est troublé par des révoltes féodales et des conflits dynastiques internes. Il cherche à faire respecter l’autorité royale au sein du royaume.
PHILIPPE Ier (1052 – 1108)
Roi au règne long mais contesté, affaibli par sa politique matrimoniale. Il lutte pour maintenir son autorité dans un royaume encore très morcelé.
LOUIS VI LE GROS (1081 – 1137)
Renforce le pouvoir royal par des campagnes militaires contre les barons. Il initie l’usage régulier des prévôts et assoit l’autorité du roi à Paris et autour du domaine royal.
LOUIS VII (1120 – 1180)
Son règne est marqué par la croisade de 1147 et son divorce d’Aliénor d’Aquitaine, qui provoque une perte géopolitique majeure au profit des Plantagenêt.
PHILIPPE II AUGUSTE (1165 – 1223)
Figure capitale du pouvoir capétien. Il consolide l’administration royale, remporte Bouvines (1214), développe les baillis et triples le domaine royal.
LOUIS VIII LE LION (1187 – 1226)
Successeur de Philippe Auguste. Il étend brièvement l’influence capétienne en Angleterre et dans le sud de la France.
LOUIS IX – SAINT LOUIS (1214 – 1270)
Modèle du roi chrétien et justicier. Son règne incarne l’idéal capétien. Il structure durablement la justice royale et fixe un modèle moral de gouvernance.
PHILIPPE III LE HARDI (1245 – 1285)
Roi pieux et prudent. Il poursuit la croisade d’Aragon et renforce les structures étatiques héritées de son père.
PHILIPPE IV LE BEL (1268 – 1314)
Souverain centralisateur. Il organise l’État royal autour d’un gouvernement par l’écrit, affronte la papauté, réforme la fiscalité, fait juger les Templiers et convoque les premiers États généraux.
LOUIS X LE HUTIN (1289 – 1316)
Fils de Philippe le Bel. Son règne éphémère est marqué par des conflits de succession et une crise sociale.
PHILIPPE V LE LONG (1292 – 1322)
Il écarte sa nièce de la succession et fait adopter la loi salique. Il poursuit les réformes institutionnelles et réorganise les finances.
CHARLES IV LE BEL (1294 – 1328)
Dernier Capétien direct. Sa mort sans héritier mâle déclenche la crise successorale qui précipite la guerre de Cent Ans.
2. Reines et princesses capétiennes
CONSTANCE D’ARLES (v. 986 – 1034)
Épouse de Robert II. Reine influente, elle intervient activement dans les affaires dynastiques et contribue à la stabilisation de la monarchie.
ALIÉNOR D’AQUITAINE (v. 1122 – 1204)
Reine de France, puis d’Angleterre. Sa séparation d’avec Louis VII et son remariage avec Henri II Plantagenêt changent l’équilibre géopolitique de l’Europe occidentale.
BLANCHE DE CASTILLE (v. 1188 – 1252)
Mère de Saint Louis. Régente énergique, elle tient le royaume pendant la minorité de son fils et incarne l’autorité féminine dans la monarchie capétienne.
JEANNE Ire DE NAVARRE (1273 – 1305)
Épouse de Philippe le Bel. Son union apporte la Navarre et la Champagne au domaine royal. Elle joue un rôle discret mais stratégique dans la dynastie.
ISABELLE DE FRANCE (v. 1295 – 1358)
Fille de Philippe le Bel. Reine d’Angleterre et mère d’Édouard III, elle est un maillon clé dans la revendication du trône français par les Plantagenêt.
MARGUERITE, JEANNE ET BLANCHE DE BOURGOGNE († 1315, 1326, 1326)
Épouses des fils de Philippe le Bel. Leur implication dans le scandale de la tour de Nesle conduit à une remise en question du rôle dynastique des femmes et à l’exclusion de leur descendance.
3. Clercs et légistes au service du pouvoir
BONIFACE VIII (v. 1235 – 1303)
Pape hostile à Philippe le Bel. Son conflit avec le roi, notamment autour de la fiscalité du clergé, se conclut par son humiliation à Anagni. L’un des moments les plus symboliques de la rupture entre pouvoir spirituel et pouvoir monarchique.
GUILLAUME DE NOGARET (v. 1260 – 1313)
Principal conseiller de Philippe le Bel. Juriste rigoureux, il justifie théologiquement l’autorité du roi, orchestre l’arrestation du pape Boniface VIII et contribue à l’élimination des Templiers.
ENGERRAND DE MARIGNY (v. 1260 – 1315)
Ministre et administrateur efficace. Il incarne la bureaucratisation de l’État royal sous Philippe le Bel. Son exécution brutale sous Louis X témoigne des résistances au pouvoir central.
4. Alliés et rivaux étrangers
ÉDOUARD III D’ANGLETERRE (1312 – 1377)
Petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle. Son refus de reconnaître la loi salique et sa revendication du trône de France déclenchent la guerre de Cent Ans en 1337.
RODOLPHE Ier DE HABSBOURG (1218 – 1291)
Élu roi des Romains en 1273, il marque le retour d’une autorité impériale après l’« interrègne ». Sa montée sur le trône sans enracinement dynastique fort contraste avec la continuité héréditaire capétienne. Cette opposition éclaire les choix politiques de Philippe III et de Philippe le Bel, soucieux d’établir un pouvoir monarchique fondé sur la succession directe plutôt que sur l’élection.
CHRONOLOGIE DU POUVOIR ROYAL CAPÉTIEN (987–1328)
• 987 – Hugues Capet est élu roi à Senlis par les grands du royaume, marquant la fin de la dynastie carolingienne. Début de la dynastie capétienne.
• 996 – Mort de Hugues Capet. Son fils Robert II le Pieux lui succède sans élection, posant le principe d’hérédité dynastique.
• 1027 – Robert fait sacrer son fils Henri de son vivant, perpétuant la tradition du sacre anticipé pour assurer la continuité dynastique.
• 1031–1060 – Henri Ier. Période de luttes féodales. Affermissement progressif du domaine royal (île-de-France).
• 1060–1108 – Philippe Ier poursuit la politique d’alliances matrimoniales et de reconquête territoriale.
• 1108–1137 – Louis VI le Gros. Début de l’affirmation juridique du pouvoir royal. Renforcement du rôle des baillis et de la justice du roi face aux seigneurs.
• 1137 – Mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Louis VII : l’Aquitaine entre momentanément dans l’orbite capétienne.
• 1137–1180 – Louis VII le Jeune. Affermissement de la monarchie, mais divorce d’Aliénor en 1152, l’Aquitaine passe aux Plantagenêt.
• 1179–1180 – Louis VII sacre son fils Philippe en 1179. Philippe devient roi sous le nom de Philippe Auguste en 1180.
• 1180–1223 – Philippe II Auguste. Conquêtes sur les Plantagenêt (Bouvines 1214), structuration du domaine royal, création des baillis, développement de la chancellerie. Le pouvoir royal devient visible, centralisé, et symboliquement sacré.
• 1214 – Victoire de Bouvines : triomphe diplomatique et militaire de la monarchie capétienne. Consécration du roi comme chef de guerre et garant de l’ordre.
• 1223–1226 – Louis VIII le Lion. Règne bref, mais affirmation du pouvoir royal en Languedoc (croisade contre les Albigeois).
• 1226–1270 – Louis IX (Saint Louis). Minorité assurée par Blanche de Castille. Grandes réformes judiciaires (ordonnances sur les baillis, création du Parlement de Paris). Sacerdoce royal renforcé. Canonisé en 1297.
• 1254 – Ordonnance sur les abus des officiers royaux : prémices de la rationalisation administrative.
• 1270–1285 – Philippe III le Hardi. Développement du système des prévôts et de la chambre des comptes.
• 1285–1314 – Philippe IV le Bel. Apogée du pouvoir royal. Création des États Généraux (1302), lutte contre le pape Boniface VIII (Unam Sanctam). Affaire des Templiers. Renforcement du Trésor des chartes. Début du gouvernement par l’écrit.
• 1314–1316 – Louis X le Hutin. Règne bref. Abolition du servage sur le domaine royal (1315).
• 1316 – Naissance posthume de Jean Ier, mort après quelques jours.
• 1316–1322 – Philippe V le Long. Consolidation institutionnelle, continuation de la politique de son père. Instauration de règles successorales excluant les femmes : loi salique appliquée de facto.
• 1322–1328 – Charles IV le Bel, dernier Capétien direct. Renforce l’encadrement administratif. Mort sans héritier mâle.
• 1328 – Fin de la dynastie capétienne directe. Philippe de Valois, neveu de Philippe IV, monte sur le trône : début de la dynastie des Valois.
CHIFFRES MARQUANTS DU POUVOIR ROYAL CAPÉTIEN
– 987 : Hugues Capet est élu roi avec l’appui d’une dizaine de grands seigneurs laïcs et ecclésiastiques. La dynastie ne contrôle alors directement qu’un territoire réduit autour de l’Île-de-France.
– 1180–1223 (Philippe Auguste) :
• Le domaine royal passe de 40 à 120 prévôtés royales environ.
• Près de 150 chartes royales sont émises sous son règne selon les registres conservés.
– Vers 1220–1230 :
• Création d’un réseau d’environ 20 bailliages et 5 sénéchaussées dans le Sud, marquant la structuration de la justice déléguée.
– Sous Louis IX (1226–1270) :
• On compte 23 baillis et 7 sénéchaux royaux en activité, couvrant l’ensemble du domaine royal.
• Plus de 70 ordonnances sont promulguées, témoignage du développement du gouvernement par l’écrit.
– 1270–1285 (Philippe III le Hardi) :
• Plus de 600 lettres royales conservées pour ce règne, signe de l’intensification de l’administration.
– 1285–1314 (Philippe IV le Bel) :
• Les registres du Trésor des Chartes dépassent les 1000 actes.
• L’administration royale centralise l’impôt et la justice à travers environ 25 baillis et 8 sénéchaux.
• Vers 1307, l’arrestation des Templiers mobilise plus de 150 agents royaux dans tout le royaume.
– Début XIVe siècle :
• On estime à 500 à 600 personnes les effectifs permanents de l’administration royale (scribes, notaires, clercs, messagers).
• L’armée royale mobilisable atteint parfois jusqu’à 30 000 hommes, mais de manière exceptionnelle.
– 1328 : Fin des Capétiens directs. Le domaine royal couvre désormais près de ⅔ du territoire français actuel, contre environ ⅕ à l’origine.