Les géants dans les récits populaires : figures de force et de territoire
- Ivy Cousin
- 30 juin
- 6 min de lecture

Ils foulent les sommets, défendent les passages, veillent sur les confins. Des falaises d’Écosse aux landes armoricaines, les géants hantent les récits populaires comme autant de monuments vivants, incarnant la force brute et l’enracinement au sol. Leur stature n’est pas que symbolique : dans le Moyen Âge chrétien, ils matérialisent des territoires, des identités, des seuils à franchir. Étudier leurs traces, c’est pénétrer un monde où le mythe s’adosse à la mémoire collective.
Introduction – Corps immenses, mémoire vaste
Ils franchissent les montagnes, déplacent les fleuves, gravent leur nom dans la pierre. Les géants, qu’ils viennent des premiers âges ou des récits d’enfance, continuent de fasciner. On les dit monstrueux ou fondateurs, ennemis des dieux ou compagnons des héros. Leur taille, démesurée, dérange l’échelle du monde humain : ils incarnent la frontière entre l’homme, la nature, et ce qui les dépasse. Des Nephilim bibliques à Gargantua, des dolmens celtiques aux fêtes du Nord, les géants hantent nos paysages comme nos histoires. Qui sont-ils vraiment ? D’où viennent-ils, et que disent-ils de nous ?
Suivons leur empreinte, en cinq tableaux.
I. Des géants dans les textes sacrés et antiques
Dans la Bible, les géants apparaissent dès la Genèse : les Nephilim, enfants des anges et des femmes, sont accusés de violence extrême, punis par le Déluge. Cette race maudite hante les imaginaires médiévaux. Pourtant, d’autres traditions – comme celle du moine Annius de Viterbe à la Renaissance – affirment au contraire que Noé lui-même était un géant vertueux, père de l’humanité post-diluvienne.
En parallèle, l’Antiquité païenne livre ses propres figures : Titans, Géants, Prométhée, Atlas… À la fois destructeurs et civilisateurs. Ces géants-là sont parfois assimilés à des héros, comme Héraclès ou Samson, dotés d’une force surhumaine mais capables de sagesse. Le Moyen Âge chrétien relira tout cela à travers son propre prisme : les géants deviennent les témoins d’un monde ancien, chaotique ou glorieux, dont il faut soit se détacher, soit revendiquer l’héritage.

Au centre : Prométhée façonne l’homme sous l’œil de Minerve, gravure allégorique du XVIIIe siècle. La figure du Titan, souvent assimilé à un géant, incarne la puissance civilisatrice — ici associée à la création et au savoir.
À droite : Saint Christophe portant l’Enfant Jésus, gravure religieuse du XVIIe siècle. Géant converti et protecteur, Christophe devient un passeur sacré dans l’iconographie chrétienne, emblème du géant bienveillant.
II. Le territoire des géants : traces dans la pierre
Partout, les géants laissent des marques : un vallon trop profond, une pierre isolée, un dolmen mystérieux... En Bretagne, en Gascogne ou dans les Pyrénées, on montre du doigt ces menhirs qu’un géant aurait lancés « comme des cailloux ». À travers toute la France, le nom de Gargantua s’inscrit dans la géographie : “Pas de Gargantua”, “Chaise du Géant”, “Dent du Géant”...
Ces noms ne sont pas anecdotiques. Ils disent combien les paysages étaient lus comme les vestiges d’un monde gigantesque, antérieur au nôtre. À l’époque médiévale, les ruines antiques, les mégalithes, les vestiges romains eux-mêmes étaient souvent attribués à une race de bâtisseurs surhumains. Le gigantisme était l’explication naturelle à l’incompréhensible.

En haut à droite : Gravure de la Chaussée des Géants (Irlande), vers 1768. Ce site naturel aux colonnes de basalte hexagonales fut longtemps attribué à un géant bâtisseur nommé Fionn Mac Cumhaill, qui aurait voulu rejoindre l’Écosse.
En bas à gauche : Alignements de Carnac (Morbihan). Dolmens et menhirs sont souvent présentés dans les traditions orales comme les vestiges des jeux de force des géants d’autrefois — lançant les pierres “comme des galets”
En bas à droite : Empreinte dite “du pied de Gargantua”, forêt de Brocéliande (ou autre lieu selon la légende locale). En Bretagne, comme en Auvergne ou dans les Pyrénées, de nombreux sites naturels sont associés au passage du géant Gargantua. Ici, un creux dans la pierre serait l’empreinte de son pied, laissée après un saut prodigieux à travers la vallée.
III. Le géant : monstre ou bâtisseur ?
Les récits médiévaux tracent deux grandes figures : le géant tueur, et le géant bâtisseur.
Le premier est l’adversaire du chevalier chrétien : Ferragus contre Roland, le géant du Mont-Saint-Michel contre Arthur. Il incarne la sauvagerie païenne, souvent cannibale, que le héros doit abattre pour ouvrir la route.
À l’inverse, d’autres géants construisent : ponts, murailles, cathédrales parfois. Mais toujours en échange d’un prix — souvent l’âme d’un passant —, ou dupés par les humains rusés (comme le chat du pont de Lanvallay). Cette ambivalence, entre menace et force utile, traverse les contes jusqu’à la Renaissance. Parfois même, des géants deviennent compagnons du héros : saint Christophe, géant protecteur, en est l’icône la plus lumineuse.

Centre gauche : Guillaume d’Orange vainc le géant Isoré, fresque du XIIIᵉ siècle conservée dans la Tour Ferrande à Pernes-les-Fontaines (Vaucluse). Ce combat, tiré des chansons de geste, incarne le thème du géant tueur d’hommes, gardien d’un passage stratégique, que le héros chrétien doit abattre pour libérer la voie et affirmer l’ordre féodal.
Centre droit : Hercule terrassant Antée, gravure romantique. Dans la mythologie grecque, Antée est un géant invincible tant qu’il touche le sol — Hercule le soulève pour le priver de sa force. L’histoire illustre la relation symbolique entre géants et territoire.
À droite : Vitrail de saint Christophe, église Saint-Clet (Finistère). Le saint géant porte l’enfant Jésus sur ses épaules pour traverser un fleuve : figure du géant passeur, protecteur et converti.
IV. Le géant devient figure de fête
À la fin du Moyen Âge, une transformation s’opère : les géants passent des manuscrits aux processions. Dans les villes du Nord, on construit de grands mannequins – souvent de toile et d’osier – qui dansent dans les rues pour célébrer les saints, les corporations ou les victoires. Ces “géants de fête” – comme Gayant à Douai ou Reuze Papa à Dunkerque – deviennent les protecteurs populaires des cités.
Ce sont encore des figures colossales, mais plus terrifiantes. On leur donne des noms affectueux, une “famille”, parfois même un métier. Ils réconcilient le sacré et le profane, la mémoire et le jeu. La légende se transforme en tradition vivante.

En haut à droite : Gayant et sa famille, chromolithographie du XIXᵉ siècle. À Douai, depuis le XVIᵉ siècle, les processions de géants populaires célèbrent l’histoire locale. Gayant, figure protectrice, parade chaque année avec sa femme Marie Cagenon et leurs enfants.


Conclusion – Une silhouette entre histoire et mythe
Du monstre antique au bon géant des carnavals, la figure des géants a traversé les siècles en changeant de rôle. Toujours plus grands que les hommes, ils disent ce qui nous dépasse : les forces anciennes, le mystère des origines, le rapport au territoire et à la démesure.
Ils ne sont pas seulement des êtres fabuleux : ils sont les marqueurs d’une mémoire populaire, d’un imaginaire collectif qui cherche, toujours, à comprendre ce qui le précède et ce qui le fonde.
Pour prolonger votre lecture : découvrez notre Cahier hybride « Les géants dans les récits populaires », un format enrichi qui mêle texte, images et chronologie. Ce support immersif complète l’article de blog en approfondissant les thèmes abordés : origines mythologiques des géants, légendes médiévales, géants bâtisseurs et figures festives. Ce Cahier hybride vous offre un parcours guidé, illustré, pensé pour une lecture plus fluide et attractive.
Cliquez ici pour consulter le Cahier hybride sur Calaméo
(Format : article enrichi illustré / Escapades Historiques / Histoire des géants / folklore européen / mythes et légendes)